Le Musée Bourdelle rouvre le 22 juin 2021.


La tête d'Apollon. © Monique Lauret 

En attendant la réouverture partielle le 22 juin prochain du Musée Bourdelle - Lire les informations - nous vous proposons le texte que  Monique Lauret, psychanalyste, a bien voulu nous autoriser à reproduire. 
La photo de la Tête d'Apollon dont elle  parle a été prise par elle-même. 

ANTOINE BOURDELLE

« Vous me quittez ! » dit Rodin à Antoine Bourdelle, alors qu’il sculptait la première version de sa Tête d’Apollon en 1900, laissant apparaître un Janus à double visage : une partie droite exécutée selon la pâte du maître, dont il était l’élève, l’autre partie gauche laissant apparaître et jaillir le style de la main de Bourdelle. L’artiste se libérait ainsi du maître de Meudon sans mot et optait pour la voie singulière et libre de sa propre expression, marquant un tournant radical dans l’évolution de son style. Le début d’une œuvre de sculpteur d’une force originale, singulière, en mouvement contenu ou expansif jusqu’à la monumentalité. Bourdelle a aussi été un peintre accompli avec une prédilection pour le portrait. Il dira plus tard à propos de sa

tête d’Apollon qu’elle « contenait tout ce que lui avait appris la pratique assidue du pastel ». Il approfondit la sculpture avec Rodin dans une estime réciproque, il était entré dans son atelier comme praticien en 1893.

« L’art n’est nullement un fruit hâtif » dit Bourdelle. « L’art est une infinie joie sévère », tout comme le processus de subjectivation qui pousse à la séparation et à l’assomption d’un sujet. Le maître peut asservir mais le maître est aussi celui qui guide par le biais de sa transmission un devenir sujet, un devenir artiste, quand le professeur dépasse les enjeux de l’égo, de son narcissisme et de sa jouissance pour accéder au statut de maître. Les enjeux d’aliénation- séparation se retrouvent dans toute capacité de création et de pensée.

Emile-Antoine Bourdelle (1861-1929), né à Montauban, fils unique d’un menuisier-ébéniste créateur de meubles et d’Emilie Reille, manifestera très tôt d’exceptionnelles prédispositions pour le dessin. Apprenti dans l’atelier de son père dès l’âge de 13 ans, il suivra des cours de dessin et de copies de modèles antiques. L’antique, l’archaïque et la mythologie seront ses sujets de prédilection, un intérêt commun avec la psychanalyse qui pourrait permettre de comprendre les processus de sublimation d’un adolescent confiné dans l’atelier du père. Les conflits réactivés de l’enfance à l’adolescence trouvent la voie de la sublimation, un des quatre destins de la pulsion pour Freud. L’objet et le but y sont transformés de telle façon que la pulsion sexuelle se satisfait dans une œuvre non sexualisée d’une valeur sociale ou éthique plus élevée : « La sublimation des pulsions est un trait particulièrement saillant du développement de la civilisation, c’est elle qui rend possible que les activités psychiques supérieures, scientifiques, artistiques, idéologiques, jouent un rôle tellement important dans la vie civilisée »1, disait-il dans Malaise dans la civilisation. Freud fera de la sublimation, introduite dans les Trois Essais sur la théorie de la sexualité en 1905, et en mettant l’accent sur les pulsions partielles, un mécanisme de défense tardif, post-œdipien, qui s’affirme à l’adolescence dans toute son ampleur ; il est peut-être le dernier mécanisme de défense à se constituer au cours du développement psychosexuel.

Le talent d’Emile-Antoine Bourdelle lui vaut rapidement la reconnaissance des amateurs montalbanais et il obtiendra à 15 ans une bourse et une admission à l’Ecole des Beaux-Arts de Toulouse où il passera 8 ans dans une solitude ardente et une fièvre de travail continue. « La vérité n’est pas une fille publique, elle aime les cœurs solitaires, elle consent à dévoiler son sein que pour notre regard d’esprit »2, dira-t-il plus tard dans ses cours à l’Académie de la Grande Chaumière. Un regard aiguisé de l’esprit sur le tragique de l’humain forgé dans la solitude du travail. L’artiste est celui qui s’approche et se risque au plus près de cette zone du vide central et de la Chose, ce lieu où se situe aussi la jouissance et où s’origine la sublimation. Il sera reçu second au concours de l’Ecole des Beaux-Arts de Paris en 1884, à 23 ans. Il ne restera que deux ans dans l’atelier de Falguière, préférant la rue, la vie à l’enseignement vide qu’il y avait ressenti. « Il faut qu’à trente ans j’aie donné ma mesure », dit-il. En 1885, il s’installe à demeure dans son atelier du 16 impasse du Maine, qui abrite aujourd’hui le musée, ouvert en 1949, vingt ans après sa mort, agrandi d’un Grand Hall pour les sculptures monumentales en 1961 au moment du centenaire de sa naissance puis d’une nouvelle extension en 1989. C’est un lieu particulièrement émouvant gardant l’empreinte de sa présence vivante et de l’ordonnancement unique de son atelier. Sa mère meurt en 1887. Dix ans plus tard, en 1897, sa ville natale, Montauban, lui passera commande du Monument aux Morts, Combattants et Défenseurs du Tarn et Garonne, 1870-1871 ; ce sera aussi l’année de sa première exposition aux Etats-Unis. La renommée viendra rapidement à la suite de la création du haut-relief couronnant la scène du théâtre Grévin en 1900 et de l’ouverture d’une école à Montparnasse pour l’enseignement libre de la sculpture, qu’il ouvre avec Rodin et le sculpteur Desbois. Son fils Pierre, né de son premier mariage avec Stéphanie Van Parys, voit le jour en 1901. Il organise sa première exposition personnelle en 1905 chez le fondeur Hébrard, rue Royale, et expose au Salon d’Automne. Son père meurt l’année suivante. Il quittera l’atelier de Rodin en 1908, voyage en Pologne et reçoit la commande du Monument à Mickiewicz, sur lequel il va travailler vingt ans. « Je veux des volumes, je veux absolument que la vie de mes êtres se dégage des volumes profonds, en opposition complète avec l’œuvre toute entière de Rodin »3.

Le fils quitte le père… Auguste Rodin né en 1840 a 21 ans de plus que lui, mais il prend le nom de son père au moment de la célébrité. Désir de prendre la place du père ou de le supplanter en effectuant le parricide ? Bourdelle trouvera sa place en tant que grand sculpteur du XX e siècle. Il est fait chevalier de la Légion d’Honneur et commence à enseigner à l’Académie de la Grande Chaumière en 1909. Il aura entre autres comme élèves Alberto Giacometti, Germaine Richier, Viera Da Silva et Otto Gutfreund. Sa pièce la plus célèbre est l’Héraklès Archer, dont la tension dans le déploiement de l’arc a enthousiasmé le public et la critique, marqué la mémoire du siècle et orné pendant des décennies les cahiers d’écolier.

Cette sculpture a été réalisée à partir du modèle d’un grand homme militaire, à la suite de sa commande, le commandant Doyen-Darigot, qui mourra à Verdun en 1916. Inspiré par la puissante musculature de cet homme qui s’offrait à poser, il se tourna vers la légende d’Hercule ou Héraklès, ce Héros qui accomplit dans l’un de ses douze travaux l’extermination des oiseaux monstrueux qui avaient élu domicile autour du lac Stymphale. En 1910 il se sépare de sa première femme et rencontre sa seconde épouse, Cléopâtre Sévastos, une fille, Rhodia, naîtra un an plus tard. C’est aussi l’époque où il dessine la façade et assure la décoration intérieure et extérieure du projet du Théâtre des Champs-Elysées commandé par Gabriel Thomas. Tâche qui a fait montre d’un travail d’esprit immense dans la taille patiente du marbre pour créer vingt et une figures dans un travail de fresques et de frises, conçues sur un rythme dynamique et inspirées par la danseuse Isadora Duncan. Bourdelle abordait la sculpture en architecte, préférant la synthèse aux détails ; un architecte de la forme, du mouvement, de l’expression pour donner vie à son lyrisme intérieur et vivant. Un architecte aussi de la souffrance et de la douleur de l’homme confronté à la terreur et l’effroi dans la guerre.

La sublimation est le résultat d’un renoncement réussi à un but et une satisfaction pulsionnelle. Freud écrivait en 1914 à propos du Moïse : « Le renoncement à sa propre passion au profit et au nom d’une mission à laquelle on s’est consacré… est la plus haute prouesse psychique qui soit à la portée d’un humain »4.

Dans le musée Ingres de sa ville natale, un ancien Palais épiscopal du XVIIe siècle, ses sculptures s’épanouissaient, semblant discuter entre elles dans les salons rouges feutrés aux vieux planchers de marqueterie, ouvrant sur le Tarn. Les travaux de réfection de ce musée réouvert flambant neuf avec l’ajout de bâtisses neuves en 2020, dans un esprit d’expositions ouvertes à la culture de masse, ont laissé la première place à Ingres, ses tableaux et ses dessins, remisant en premier sous-sol les sculptures de Bourdelle. La puissante chevelure de Beethoven entremêlée aux sculptures voisines entassées, dont celle du Docteur Koeberlé, ne trouve plus son espace de déploiement lumineux. Seul l’Héraklès archer peut encore déplier son arc dans une pièce d’entresol.

L’hommage lui est tout de même rendu dans la nomination, le musée Ingres-Bourdelle, les deux immenses artistes que la ville a vu naître. Cette culture de masse est sourde à l’émotion, à la beauté des vides et des pleins, la symphonie vibratoire et dansante de la sculpture. Je terminerai sur ces mots de Bourdelle : « En écoutant tout récemment un trio admirable de Beethoven, il me semblait qu’au lieu de la voir, pour une fois, j’entendais de la sculpture… »

1 S. Freud, Malaise dans la civilisation, Ed. Points, Essais, 2010, p. 96.

2 A Bourdelle, in Paroles d’artistes, 2017.

3 A Bourdelle, op. cit.

4 S. Freud, Le Moïse de Michel-Ange, Gallimard, p. 118-119.

Monique Lauret

Psychiatre, psychanalyste- Membre de la société de Psychanalyse Freudienne (SPF) membre de la Fondation Européenne de la psychanalyse lauretmonique@wanadoo.fr -


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